Lecture

David VAN REYBROUCK, Congo, Une histoire (Traduit du néerlandais (Belgique) par Isabelle Rosselin), Actes Sud, 2012 (parution originale en 2010), 712 p.

Critique extraite du blog de Henri Lourdou.

Disons-le d’emblée, indépendamment de sa longueur, la lecture de ce livre est éprouvante.

Si je dis qu’elle est également passionnante, on comprendra que la raison en est le choc émotionnel que l’on reçoit à lire tous les malheurs éprouvés par les peuples du Congo depuis un siècle et demi que les Européens ont colonisé cet espace.

David Van Reybrouck est le fils d’un de ces Belges qui ont passé une partie de leur jeunesse dans ce qui était jusqu’en 1960 le Congo belge.

Il s’est minutieusement documenté, non seulement en lisant de nombreux ouvrages sur cette histoire, mais aussi en allant sur le terrain interviewer de nombreux témoins principalement en 2007-2008. On découvre à la fin du livre qu’il s’est immergé au point de parler couramment le lingala, langue principale parlée à l’Ouest du pays.

Dans ses « remerciements » en fin de volume (pp 597-601), il explique la genèse du livre : l’idée en est née en novembre 2003, alors que, se préparant pour son premier voyage au Congo, il s’aperçoit qu’il ne trouve pas dans les librairies de Bruxelles de livre correspondant à ses attentes.

Ce livre, il va donc entreprendre de l’écrire, et il y met la dernière main en avril 2010.

Pour en financer l’écriture, il choisit l’indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics en s’appuyant sur « cinq institutions , chacune dotée de jurys autonomes et souvent même anonymes. » (p 597) : Fonds flamand des lettres, Nederlands Letterendonds, Fonds Pasacal Decroos, Fonds voor Bijzonere Journalistieke Projecten, Netherlands Institute for Advanced Studies.

Il a pu ainsi effectuer dix voyages au Congo sans dépendre d’institutions officielles.

Mais l’indépendance n’est pas une condition suffisante. Il fallait aussi s’entourer d’un réseau d’informateurs sûrs. Erudits ou témoins en grand nombre sont donc cités.

Enfin, il y a les lectures, elle aussi très nombreuses. En plus de la bibliographie (pp 639-664), l’auteur présente ses lectures les plus fructueuses dans une « Justification des sources » (pp 603-637), chapitre par chapitre.

Tout cela ne suffirait cependant pas s’il n’y avait chez Van Reybrouck à la fois une forte empathie humaine envers les protagonistes de cette histoire, une grande rigueur et un sens aigu à la fois de la synthèse et de la nuance. Et pour finir un réel talent d’écriture qui maintient l’attention du lecteur sur près de 600 pages.

Situation du Congo

Dans sa saisissante introduction (pp 17-45), Van Reybrouck nous fait d’abord partager les grandes dates du Congo contemporain : « En 1885, le territoire tombe entre les mains du roi des Belges, Léopold II, qui le nomme Etat indépendant du Congo. En 1908, le roi, face à de virulentes critiques en Belgique et à l’étranger, finit par céder à l’Etat belge son territoire qui, jusqu’en 1960, porte le nom de Congo belge, puis devient un pays indépendant, la République du Congo. En 1965, Mobutu prend le pouvoir par un coup d’Etat et il s’y maintiendra pendant trente-deux ans. A cette époque le pays prend un nouveau nom : Zaïre. En 1997, quand Laurent-Désiré Kabila détrône Mobutu, le pays est appelé République démocratique du Congo. Pour l’aspect « démocratique », il faudra encore attendre un certain temps, car les premières élections libres en plus de quarante ans n’auront lieu qu’en 2006. » (p 27)

Ce très vaste pays (2,3 millions de km2, soit 5 fois la France) est très peu peuplé : avec 69 millions d’habitants sa densité moyenne est de 30 habitants au km2. Il dispose d’une forme d’unité géographique déterminée par le cours du fleuve Congo : « son cours décrit les trois quarts d’un cercle , dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. » A l’intérieur de ce quasi-cercle, le relief est légèrement en pente : « sur son trajet de plusieurs milliers de km, le dénivelé du fleuve ne dépasse pas mille cinq cent mètres. » (p 28)

 » Les deux tiers du pays sont recouverts par une dense forêt équatoriale (…) au nord et au sud la forêt se transforme peu à peu en savane.(…) La biodiversité du pays est spectaculaire mais de plus en pus menacée (…)

Les ethnographes ont différencié au XXe siècle environ quatre cent groupes ethniques (…) (Mais) la richesse anthropologique exceptionnelle du Congo ne doit pas faire oublier la grande homogénéité linguistique et culturelle du pays. Presque toutes les langues sont bantoues et présentent une similitude structurelle interne.(…)

La conscience ethnique est un concept relatif au Congo. Presque tous les Congolais peuvent indiquer avec précision de quelle ethnie ils sont issus (…) mais le degré d’identification à cette ethnie varie considérablement selon l’âge, le lieu de résidence, , le niveau d’éducation, et, ce qui prime sur tout le reste, les conditions de vie. Les ethnies sont plus soudées quand elles se sentent menacées. » (NB : C’est moi qui souligne)(p 30)

Ce dernier point me semble capital pour comprendre notamment les dernières années, marquées par une dégradation accélérée des conditions de vie pour la majorité de la population.

Mais comment en est-on arrivé là ?

Le traumatisme colonial

Plus j’avance dans mes connaissances sur la colonisation européenne et les sociétés post-coloniales, plus je suis persuadé de la sous-estimation criante du caractère traumatisant de la colonisation et de ses effets à long terme. Pour tout dire, nous ne sommes pas encore sortis du colonialisme et nous continuerons longtemps d’en payer les effets.

Ce livre aussi me conforte dans cette idée. D’autant plus qu’il présente ce passé qui ne passe pas de façon non manichéenne.

En effet, réduire le colonialisme à de mauvaises intentions de mauvaises personnes serait passer à côté de la réalité, tout autant que continuer à défendre, contre toute évidence, la « légende rose » de la colonisation qui a longtemps prévalu en Europe.

En réalité, idéalisme progressiste et humanitaire et rapacité violente et déshumanisante ont coexisté tout au long de l’entreprise coloniale. Tout comme la résistance à l’occupation et à la prédation ont coexisté avec une acculturation aux idéaux des Lumières qui a eu des effets émancipateurs, tout comme la destructuration des société indigènes a entraîné méconnaissance de soi, sentiment d’infériorité, ressentiment et violences erratiques.

L’Etat indépendant du Congo (1885-1908) (pp 77-120)

Pour le Congo, l’entreprise de Léopold II, roi des Belges, avant de sombrer dans « une immonde saloperie » (pp 98-120), a d’abord commencé sous l’égide de la lutte contre le commerce des esclaves. En effet, le mandat donné à Léopold par les grandes puissances européennes lors de la conférence de Berlin en 1885 est basé sur trois promesses : garantir le libre-échange, combattre le commerce des esclaves et ne demander aucun financement à l’Etat belge.

Et de fait, poursuit Van Reybrouck, seule la seconde de ces promesses sera tenue. Les trafiquants afro-arabes, qui s’étaient taillé de véritables territoires à l’Est et au Sud du Congo sont combattus et vaincus entre 1890 et 1894 (pp 100-101).

Malheureusement, les témoignages sur les conditions dans lesquelles se déroulent ces combats montrent les limites de leur inspiration « humanitaire » et tracent déjà le cadre de ce que sera la colonisation belge.

En effet, entre 1895 et 1899 éclate une révolte parmi les soldats de la « Force publique » montée par l’Etat indépendant du Congo pour mener cette guerre aux marchands d’esclaves. Le témoignage recueilli par un prêtre français, capturé par les mutins, est sans appel : les officiers belges encadrant ces troupes n’ont rien à envier aux esclavagistes qu’ils combattent. Leur mépris de la vie et de la dignité de leurs soldats congolais est total. (p 103)

Il repose sur un racisme alors complètement ininterrogé. Ce racisme va perdurer, même s’il prend des formes moins violentes, tout au long de la colonisation. Il conduit à un « apartheid de fait » qui maintient les populations autochtones à l’écart de tout poste de pouvoir.

Mais auparavant se situe l’épisode sanglant de la chasse à l’ivoire, toile de fond du célèbre récit de Joseph Conrad « Au coeur des ténèbres », dont le caractère trop allusif et « eurocentré » a cependant limité la portée anticoloniale. Là réside « l’immonde saloperie » qui donne son titre à ce chapitre.

Les abus sont cependant tels qu’ils conduisent certains diplomates et intellectuels à les dénoncer publiquement et le roi des Belges à accepter une commission d’enquête indépendante et internationale.(p 117)

Le résultat, accablant, conduit à cette conclusion rétrospectivement paradoxale : « La vérité est que l’Etat du Congo n’est point un Etat colonisateur, que c’est à peine un Etat : c’est une entreprise financière (…) La colonie n’a été administrée ni dans l’intérêt des indigènes, ni dans l’intérêt économique de la Belgique : procurer au Roi-Souverain un maximum de ressources, tel a été le ressort de l’activité gouvernementale. » (pp 117-8)

Il faut revenir sur ce bilan. La mobilisation forcée de la population pour la recherche et le transport de l’ivoire, puis du caoutchouc (suite à l’invention géniale en 1888 par le vétérinaire écossais, John Boyd Dunlop, du caoutchouc gonflable, pp 107-8) conduit à une destructuration des sociétés locales. « Les champs étaient en friche. L’agriculture se réduisit aux plantes les plus élémentaires. Le commerce indigène s’interrompit. Les métiers artisanaux, perfectionnés depuis des siècles, comme le travail du fer forgé ou du bois, se perdirent. La population était amorphe, affaiblie et sous-alimentée. Elle était donc très exposée aux maladies. Vers le tournant du siècle, la maladie du sommeil apparut. Cette maladie, transmise par la mouche tsé-tsé, existait depuis longtemps déjà sur le territoire, mais le nombre de morts n’avait jamais été aussi élevé. Elle prit vraiment les proportions d’une pandémie.

(…) Il est impossible de déterminer combien de personnes sont mortes directement ou indirectement du fait de la politique du caoutchouc de Léopold (…) Le dépeuplement avait en outre une autre raison essentielle : les gens étaient nombreux à partir, loin du fleuve, loin des rives. Ils allaient vivre au plus profond de la forêt vierge ou traversaient la frontière pour être hors de portée de l’Etat. »(p 115)

Le Congo belge (1908-1960) (pp 121-290)

La première raison d’être de la dévolution du Congo à l’Etat belge est de rompre avec les pratiques antérieures. Mais sur le terrain, il n’en est rien : il fallait commencer par construire un véritable appareil d’Etat qui n’existait pas. Comme il était alors inimaginable d’en confier la conduite aux autochtones, cela prit du temps…

Ce nouvel Etat est essentiellement paternaliste.

Il repose sur la Science : médicale, ethnologique, géologique.

-Médicale : après avoir favorisé la propagation des maladies, les Belges mettent en place un système de santé centralisé qui commence par la mise en place d’un contrôle des déplacements …qui fige les sociétés locales en « chefferies » et « sous-chefferies » étanches et soumises à des « chefs » sous l’autorité de l’administration coloniale (p 127-8). Cette balkanisation et cette mise sous tutelle des populations finissent de détruire le tissu social antérieur.

-Ethnologique : après avoir détruit la vie sociale, par nature évolutive et basée sur les échanges commerciaux et culturels, on se mit à essentialiser les communautés en figeant leurs « us et coutumes » à travers des enquêtes. Cette classification repose sur la notion de « race » qui devient alors un absolu : « Les « tribus » devinrent des ensembles éternels, autonomes et inaltérables. »(p 132)

Cette « tribalisation » de la vie sociale finit par s’imposer aux intéressés : « Les habitants de la colonie commencèrent aussi à adopter ce regard sur eux-mêmes et entre eux. » (p 133)

-Géologique : cuivre (1892), diamant (1907), uranium (1915) : « Le sous-sol du Congo s’avéra receler « un véritable scandale géologique », comme l’avait qualifié Jules Cornet » (p 139), le jeune géologue qui avait découvert en 1892 les gisements de cuivre du Katanga. « En dehors du cuivre et de l’uranium, on y découvrit d’importants dépôts de zinc, de cobalt, d’étain, d’or, de tungstène, de manganèse, de tantale et de houille. » (ibid.)

Il en découla la mise en place de « l’exploitation minière, qui est de loin jusqu’à ce jour la branche la plus importante de l’industrie congolaise. » (p 140). Et d’une infrastructure ferroviaire et portuaire pour en exporter le produit. Mais également d’une mobilisation, au départ forcée, de la main d’oeuvre locale, avec une monétarisation de la vie économique et une poussée d’urbanisation qui favorisent la mainmise accentuée de l’Etat sur la société. (pp 147-8)

Comme le remarque Van Reybrouck, à chaque étape de son histoire, le Congo moderne s’est trouvé en prise sur la demande de matière première de l’économie mondialisée. On aura l’occasion d’y revenir.

De fait la puissance coloniale repose sur trois piliers : le pouvoir (Etat belge), le capital (sociétés minières) et la religion (Eglise catholique) (p 189) dont les intérêts, bien que différents, convergent dans un commun paternalisme.

Parallèlement, l’action éducative des « missions » majoritairement catholiques, l’intégration de soldats congolais à l’armée, toujours appelée « Force publique », et leur participation à des opérations victorieuses dans le cadre des deux conflits mondiaux (alors que la Belgique était occupée par l’Allemagne), la concentration urbaine des nouveaux prolétaires indigènes contribuent à éveiller des revendications et à ouvrir la conscience d’une partie des colons.

Ainsi, à partir de 1945, assiste-t-on à une forme de tournant dans la colonisation : et pourtant, « pendant dix ans, de 1946 à 1956, la tranquillité allait durer au Congo. Il n’y eut pas de réveil religieux, comme dans les années 1920, pas de révolte paysanne, comme dans les années 1930, pas de mutineries comme dans les années 1940. Il n’y eut pas de grèves. » (p 224)

Mais, le colonisateur « s’efforçait de remplacer le comportement condescendant d’autrefois par des relations plus égalitaires. » (p 225)

Or la barrière quotidienne entre Belges expatriés et Congolais ne fait que se renforcer. « Le Congo de l’Européen ressemblait peu à peu aux banlieues californiennes des classes moyennes des années 1950. Ce mode de vie était sans aucun doute plaisant, mais cette communauté d’expatriés parlait le plus souvent des Africains plutôt qu’avec les Africains. L’intérêt pour la culture locale diminua et la connaissance d’une ou plusieurs langues indigènes disparut. »(p 227)

Or, « les années de l’après-guerre au Congo se caractérisent par un gigantesque exode rural. (…) Kinshasa, qui comptait 50 000 habitants en 1940, explosa, se transformant en une ville de 300 000 habitants en 1955. » (p 229) Et ce n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser aujourd’hui, la conséquence d’une natalité galopante : « les régions rurales étaient très pauvres et le restaient (car ) l’appauvrissement de ces régions n’est pas survenu après mais avant l’indépendance, vers le milieu de la période coloniale. Le nombre de naissances était extrêmement faible. »(ibid.)

En fait les frustrations s’accumulent d’un côté, tandis que de l’autre grandit la peur : schéma colonial classique bien décrit par Albert Memmi. Un mélange qui ne peut être qu’explosif à la moindre maladresse. Et elles ne vont pas manquer, hélas.

Le traumatisme décolonial ?

La première République (1960-1965) : une indépendance manquée. (pp 291-356)

La façon dont s’est décidée et mis en place l’indépendance est une accumulation de ratés et de maladresses. Précipitée, l’indépendance a été mal négociée par des politiciens novices, trop peu soudés entre eux et dont les rivalités ont été facilement manipulées par les uns ou les autres. Les frustrations longuement accumulées ont éclaté en violences non maîtrisées, et les peurs européennes exacerbées ont suscité des réactions disproportionnées.

Au final, c’est un Etat dépourvu de cadres en nombre suffisant et formés qui a difficilement émergé de ce chaos originel. Le coup d’Etat de Mobutu en 1965 en est le résultat.

Un mot sur Patrice Lumumba et le mythe qui s’est créé autour de son nom. Il fut l’un des quatre leaders qui se sont dégagé au moment clé de l’indépendance : avec Joseph Kasavubu, Moïse Tshombé et Joseph-Désiré Mobutu.

Ils sont tous quatre présentés par Van Reybrouck (p 251-5 pour Kasavubu, 264-78 pour Lumumba, 275-6 pour Tshombé, 269-70 pour Mobutu). Leur mésentente a été la clé principale des malheurs du Congo naissant : l’hostilité des milieux d’affaire, la peur des colons belges, le ressentiment du peuple congolais : tout cela aurait pu être combattu efficacement par leur solidarité sans faille.

Il n’y a ici ni héros ni bouc-émissaire à rechercher. Si Lumumba a finalement pris le rôle du martyr, Kasavubu celui du dindon de la farce, Tshombé celui du traître, et Mobutu celui du profiteur final, tous ces rôles auraient pu très facilement s’échanger.

La deuxième République (1965-1997) : une stabilisation en trompe l’oeil. (pp 357-464)

La dictature de Mobutu a été un double trompe l’oeil : vis-à-vis de ses tuteurs occidentaux, il a semblé préserver leurs intérêts économiques et géostratégiques dans le cadre de la « guerre froide »; vis-à-vis du peuple congolais, il a semblé établir l’unité du pays et redonner leur fierté à ses habitants, par des mesures qui sont vite apparues comme des symboles sans vrai contenu, alors que le pillage et l’accaparement des richesses dégradait au fil du temps leurs conditions de vie, et que la brutalité de la répression empêchait toute émergence d’une société civile organisée.

Ce n’est qu’après 1990 que celle-ci obtient une ouverture dans laquelle elle s’engouffre avec impétuosité. Mais la guerre importée du Rwanda et d’Ouganda va en partie en avoir raison.

La troisième Républque (depuis 1997) : guerres et démocratisation partielle (pp 465-596)

C’est par la guerre que s’impose Laurent-Désiré Kabila, alors que la société civile en pleine ébullition était en train d’imposer à Mobutu une vraie transition démocratique.

Cette guerre est gagnée par l’appui non désintéressé du nouveau gouvernement rwandais post-génocide de Paul Kagamé. A partir de 1997, l’Est du Congo devient la chasse gardée des Etats ougandais et rwandais qui pillent allègrement ses ressources minières. « Avant la guerre, l’Ouganda n’exportait pas plus de 0,2 million de dollars de diamant, en 1999 ce chiffre avait presque décuplé, s’établissant à 1,8 million de dollars. Le Rwanda, un pays sans diamants, exportait peut-être même jusqu’à 40 millions de dollars par an de ces petites pierres (…) Le Rwanda faisait venir du Congo avec tout autant d’avidité l’étain, beaucoup plus banal, utilisé à l’échelle mondiale pour la fabrication de boîtes de conserve. De 1998 à 2004, le pays a extrait environ 2 200 tonnes de cassitérite (minerai d’étain) de son propre sol, mais en a exporté 6 800 tonnes, soit plus du triple. La différence entre ces deux volumes provenait des mines de cassitérite du Kivu. » (p 488)

« Puis il y eut le coltan (…) Pour le Rwanda, cette marchandise devint le principal intérêt économique du Congo. Ce qu’était le caoutchouc en 1900, le coltan le fut en 2000 : une matière première présente en grande quantité localement (…) et pour laquelle se manifesta brusquement à l’échelle mondiale une demande pressante. Les téléphones portable devinrent les pneus de ce nouveau tournant de siècle.(…) Toutes les mines de coltan étaient contrôlées par le Rwanda. En 1999 et 2000, Kigali a exporté l »équivalent de 240 millions de dollars de coltan-par an. » (p 489)

Tout ceci jette plus qu’une ombre sur le régime de Kagamé, surtout si l’on y ajoute la manipulation cynique des haines interethniques et les massacres de civils associés pour le contrôle de ces ressources. Les viols systématiques de femmes constituent une part de ces atrocités.

Fallait-il pour autant que Van Reybrouck abonde dans le négationnisme de la responsabilité française dans le génocide des Tutsis du Rwanda ? (p 445 : « Peu de gens savaient ce qui se passait (à part les lecteurs du « Monde »et du « Figaro » !) et le président de la France, François Mitterrand ne faisait pas exception. (…) Ce que Mitterrand ne savait pas, c’est qu’il protégeait (…) les auteurs du génocide. »)

De la même façon, il se laisse entraîner dans la rhétorique du « contre-génocide » des Hutus réfugiés au Congo par les troupes de Kagamé, qui a servi à justifier l’intervention française et la négation de l’importance du génocide des Tutsis. S’il est bien avéré que des massacres ont en effet eu lieu, il y a une différence de nature dans l’intentionnalité et la réalisation de ces massacres par rapport au génocide de mars à juin 1994 au Rwanda.

Néanmoins, il n’est pas douteux que les deux « guerres du Congo » qui se déroulent respectivement d’octobre 1996 à mai 1997 (carte p 456), puis à partir du 2 août 1998 (p 471 et cartes p 475) avec une intervention de l’ONU à partir de 1999, ont fait énormément de morts, la plupart du fait des conditions de vie dégradées. Van Reybrouck parle de 3 à 5 millions de morts de 1998 à 2008 (p 472) et fait remarquer que ce bilan est supérieur à celui réuni des trois conflits très médiatisés que furent ou sont ceux de Bosnie (1991-95), d’Irak (depuis 2003) et d’Afghanistan (depuis 2001).

A partir de 2003 (retrait des troupes rwandaises et ougandaises) le conflit tourne au grand banditisme de milices locales, avec une forme de banalisation des crimes contre l’humanité, sur fond de trafics divers. Et ceci malgré la présence de 25 000 Casques bleus de l’ONU (Monusco) censés protéger les populations…

Alors que cette guerre larvée persiste à l’Est du pays, l’Ouest progresse laborieusement dans la mise en place d’une démocratie, sous la pression à la fois de la communauté internationale et de la société civile Ainsi les élections présidentielles de 2006 sont un immense espoir investi par la population(pp 532-541) qui hélas tourne court.

Il ne reste plus à cette dernière qu’à s’investir dans l’économie, à travers le commerce avec la Chine en particulier (Van Reybrouck fait le voyage à Guangzhou avec quelques jeunes commerçantes en final de son livre, p 575-95) et/ou dans l’exil. Mais également, il le signale aussi, dans l’action associative et la défense des droits humains.

Depuis la rédaction du livre (2009), la situation n’a guère évolué positivement dans l’Est . Si l’on en croit l’article https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_du_Kivu

la région (du Kivu) demeure loin d’être pacifiée et constitue une véritable zone de non-droit, puisque des affrontements violents surviennent régulièrement entre l’armée régulière et des groupes rebelles et des massacres continuent d’y être perpétrés par des milices armées en 2016 et en 2017. Les civils constituent les principales victimes des combats incessants, notamment les femmes et les enfants régulièrement victimes de viols et d’abus sexuels, des atrocités rendues possibles par l’impuissance, l’indifférence voire la complicité/corruptibilité des forces congolaises et des soldats de la MONUSCO.

Le 22 février 2021 l’ambassadeur d’Italie Luca Attanasio, son garde du corps Vittorio Iacovacci et le chauffeur de l’ONU Mustapha Milambo sont tués par six assaillants qui tentent d’enlever l’ambassadeur. L’attaque du convoi du Programme alimentaire mondial (PAM) de trois véhicules, transportant un total de sept personnes de la MONUSCO effectuait une mission des Nations Unies et se rendait dans la province du Nord-Kivu à un programme d’alimentation scolaire du PAM à Rutshuru, une ville située à 70 kilomètres au nord de Goma sur un itinéraire qui aurait conduit les véhicules à travers le parc national des Virunga.

Pour l’ensemble du pays : En 2018, à la fin du dernier mandat du président Joseph Kabila, le Congo est classé 176e pays sur 200 sur l’indice de développement humain. La misère y est très grande, alors que les riches matières premières (cobalt, diamants, or) sont accaparées par des personnalités corrompues et des entreprises étrangères.

Accaparement des terres

La RDC compte parmi les pays africains les plus confrontés au problème d’accaparement des terres par des puissances étrangères. De même pour l’eau, ressource particulièrement visée par cette problématique.

https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9publique_d%C3%A9mocratique_du_Congo#Pr%C3%A9sidence_de_F%C3%A9lix_Tshisekedi

Le partenariat passé entre le président Kabila et la République Populaire de Chine ne change pas la problématique… Son successeur Félix Tshisekedi fera-t-il mieux ? Son principal opposant aux élections (truquées) du 30 décembre 2018, est un homme d’affaires évangélique. Ce n’est pas un hasard : l’évangélisme a prospéré depuis vingt ans dans le pays à la faveur des malheurs publics (pp 436, 524).

On peut noter une volonté récente de l’Etat de reconquérir son monopole sur l’exploitation minière : sera-t-elle suivie d’effet ?

https://www.rfi.fr/fr/afrique/20210401-il-y-aura-un-partage-des-revenus-entre-les-creuseurs-egc-et-l-%C3%A9tat-congolais

Conclusion :

Comme David Van Reybrouck je suis fasciné par la double dimension de ce pays : ses extraordinaires malheurs mais aussi son extraordinaire vitalité.

La responsabilité de l’Occident dans ces malheurs ne doit pas être absolutisée, mais ne saurait être niée. Pour autant, sortir du paternalisme colonial implique de faire un minimum confiance aux acteurs locaux sans pour autant entrer dans les compromissions qui ont décrédibilisé l’action de la Monusco au Kivu.

Ici encore la seule boussole est le respect scrupuleux et sans concession des droits humains universels et le soutien exclusif aux seuls acteurs qui les prennent au sérieux.

En tout cas cela me confirme dans l’idée que l’Afrique est bien le continent clé du XXIe siècle.